MARDI
Aujourd’hui mardi, soirée habillée au Puck Building, pour la naissance d’une nouvelle marque de machines à ramer informatisées. Après une partie de squash avec Frederick Dibble, je prends un verre au Harry’s avec Jamie Conway, Kevin Wynn et Jason Gladwin, puis nous sautons dans la limousine que Kevin a louée pour la soirée et filons vers le centre. Je porte un gilet jacquard à col cassé de Kilgour, French & Stanbury pour Barney’s, un nœud papillon de soie de chez Saks, des mocassins vernis Baker-Benjes, des boutons de manchettes anciens en diamant de Kentshire Galleries, et un pardessus Luciano Soprani en laine grise doublé de soie, à manches raglan et col boutonné. Dans la poche arrière de mon pantalon de laine noire, un portefeuille en autruche de chez Bosca, contenant quatre cents dollars en liquide. J’ai changé ma Rolex pour une montre en or de quatorze carats, de chez H. Stern.
Je traîne mon ennui dans la salle de bal, au premier étage du Puck Building, buvant du bout des lèvres du mauvais Champagne (serait-ce du Bollinger non millésimé ?) dans une flûte en plastique, mâchonnant des tranches de kiwi garnies d’un bon morceau de fromage de chèvre, cherchant vaguement un plan de cocaïne. Au lieu de trouver quelqu’un qui connaîtrait un dealer, je tombe sur Courtney, à côté de l’escalier. Elle porte un cache-cœur en tulle extensible coton et soie avec un pantalon de dentelle brodé de pierres, et me conseille, nerveuse, d’éviter Luis, ajoutant qu’il soupçonne quelque chose. L’orchestre d’ambiance estropie sans conviction des vieux tubes de Motown des années soixante.
— Quoi, par exemple ? fais-je, parcourant la salle des yeux. Que deux et deux font quatre ? Qu’en fait, tu es Nancy Reagan ?
— Annule ton déjeuner avec lui, la semaine prochaine, au Yale Club, dit-elle, souriant à un photographe, tandis que le flash nous éblouit un instant.
— Tu es... voluptueuse, ce soir, dis-je, posant une main sur son cou, caressant d’un doigt son menton, jusqu’à la lèvre inférieure.
— Je ne plaisante pas, Patrick. Elle sourit, fait un signe de la main à Luis, qui danse maladroitement avec Jennifer Morgan. Il porte une veste de soirée en laine crème, un pantalon de laine, une chemise de coton et une ceinture de smoking écossaise en soie, Hugo Boss, un nœud papillon de chez Saks et une pochette Paul Stuart. Il fait un signe en retour. Je lui adresse un salut amical.
— Quel énergumène, murmure-t-elle tristement.
— Écoute, je file, dis-je, vidant mon verre de champagne. Pourquoi n’irais-tu pas danser avec le... la capote à réservoir ?
— Mais où vas-tu ? demande-t-elle, m’agrippant le bras.
— Courtney, je n’ai pas envie de subir à nouveau une de tes... crises émotionnelles. De plus, les canapés sont merdiques.
— Où vas-tu ? Soyez plus précis, Mr. Bateman.
— Mais qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
— J’aimerais bien savoir. Tu ne vas pas chez Evelyn, n’est-ce pas ?
— Peut-être, mens-je.
— Patrick, ne me laisse pas comme ça. Je ne veux pas que tu partes.
— Il faut absolument que j’aille rendre des vidéos, dis-je, lui tendant mon verre vide, tandis qu’un autre flash éclate quelque part. Je m’éloigne.
L’orchestre attaque avec ardeur une vision de Life in the Fast Lane, et je pars à la recherche de petites nanas. Charles Simpson — ou un individu qui lui ressemble étonnamment, cheveux plaqués en arrière, bretelles, lunettes Oliver Peoples — vient me serrer la main, criant « Salut, Williams ! », et me dit de le retrouver au Nell’s, vers minuit, avec un groupe d’amis, dont Alexandra Craig. Je lui serre l’épaule en signe d’assentiment, lui assurant que j’y serai.
Dehors, tandis que je fume un cigare, regardant le ciel, j’aperçois Reed Thomson qui émerge du Puck Building avec sa bande — Jamie Conway, Kevin Wynn, Marcus Halberstam, aucune nana. Il m’invite à dîner avec eux et, bien que je les soupçonne d’avoir de la dope, j’éprouve quelque réticence à l’idée de passer la soirée en leur compagnie, et décide de ne pas crapahuter jusqu’à ce petit bistrot salvadorien, d’autant que, sans réservation, il n’est pas évident qu’ils aient une table. Je m’excuse d’un signe de la main et traverse Houston Street, évitant adroitement les limousines qui quittent la soirée, et me dirige vers le centre. En remontant Broadway, je fais halte à un distributeur automatique et retire cent dollars de plus, histoire de dire, me sentant plus à l’aise avec cinq cents dollars tout rond dans mon portefeuille.
Je me retrouve en train de déambuler dans le vieux quartier, au sud de la Quatorzième Rue. Ma montre s’est arrêtée, et je ne sais pas très bien quelle heure il est. Dix heures et demie, quelque chose comme ça. Des types passent, des Noirs, qui proposent du crack, ou cherchent à vous fourguer des billets pour une soirée au Palladium. Je dépasse un kiosque à journaux, un pressing, une église, un petit restau. Les rues sont désertes ; le seul bruit qu’on entende, c’est, de temps à autre, un taxi en maraude, se dirigeant vers Union Square. Un couple de pédés décharnés passe devant la cabine téléphonique où j’écoute les messages sur mon répondeur, tout en contemplant mon reflet dans la vitrine d’un brocanteur. L’un d’eux me siffle. L’autre rit, d’un rire aigu, cadavéreux, horrible. Une affiche déchirée des Misérables balaie le trottoir craquelé, souillé d’urine. Un réverbère rend l’âme. Un type pisse dans une ruelle, par-dessus Jean-Paul Gaultier. De la vapeur émane du sous-sol de la rue, tourbillonne, s’évapore. Les trottoirs sont ponctués de sacs d’ordures, gelés. La lune basse, pâle, est suspendue juste au sommet du Chrysler Building. Quelque part du côté de West Village, le cri d’une sirène d’ambulance. Le vent l’emporte. Un écho, puis plus rien.
Le clochard, un Noir, est allongé sur une grille, sur le seuil d’un magasin de brocante abandonné, dans la Douzième Rue, entouré de sacs d’ordures, avec près de lui un caddy de chez Gristede, chargé de ses effets personnels, je suppose : des journaux, des bouteilles, des boîtes de conserve. Un carton peint à la main est accroché à l’avant du caddy : J’AI FAIM JE N’AI PAS DE MAISON AIDEZ-MOI SVP. Un chien, un petit bâtard à poils ras, maigre comme un clou, est allongé à côté de lui, une laisse de fortune attachée à la barre du caddy. Je n’ai pas remarqué le chien, en passant la première fois. Ça n’est qu’en revenant, après avoir fait le tour du pâté de maisons, que je l’aperçois, gisant sur une pile de journaux, veillant sur le clochard. Autour de son cou, un collier avec une plaque trop grande : GIZMO. Le chien lève les yeux vers moi, agitant la chose décharnée, pathétique, qui lui sert de queue, et lèche avec avidité la main gantée que je lui tends. Une puanteur de mauvais alcool mêlé aux excréments plane comme un nuage épais, invisible, et je retiens mon souffle, respire doucement, le temps de m’y habituer. Le clochard se réveille. Il ouvre les yeux, bâille, montrant des dents particulièrement sales, entre ses lèvres rouges et craquelées.
Il est dans la quarantaine, massif, et comme il tente de se redresser, je distingue mieux ses traits, dans la lumière crue du réverbère : une barbe de quelques jours, un triple menton, un nez enluminé, marbré de grosses veines sombres. Il porte une espèce de complet minable en polyester vert acide, avec par-dessus, un jean délavé Sergio Valente (c’est le dernier cri, cette saison, chez les SDF), et un pull-over à col en V orange et marron, déchiré et couvert de taches de bordeaux, dirait-on. Il me paraît très ivre — ou alors il est fou, ou idiot. Il ne parvient même pas à fixer son regard, tandis que je m’approche de lui, masquant la lumière du réverbère, le recouvrant de mon ombre. Je m’agenouille.
— Bonjour, dis-je, tendant la main, celle que le chien a léchée. Pat Bateman.
Le clochard me regarde, haletant dans son effort pour se redresser. Il ne me serre pas la main.
— Vous voulez un peu d’argent ? fais-je doucement. À manger ?
Le clochard hoche la tête et se met à pleurer de gratitude.
Je fouille dans ma poche, en tire un billet de dix dollars puis, changeant d’avis, lui tends un billet de cinq à la place. « Cela vous arrangerait ? »
Le clochard hoche la tête de nouveau et détourne le regard, honteux. Son nez coule. Il s’éclaircit la gorge et dit, d’une voix calme : J’ai tellement faim.
— En plus, il fait froid, dehors, n’est-ce pas ?
— J’ai tellement faim. Un sanglot le secoue, puis un autre encore. Il détourne les yeux, gêné.
— Pourquoi ne prenez-vous pas un travail ? fais-je, le billet toujours en main, mais hors de portée du clochard. Si vous avez faim à ce point, pourquoi ne pas travailler ?
Il inspire profondément, frissonne, répond enfin, entre deux sanglots : J’ai perdu mon emploi...
— Pourquoi ? fais-je avec un réel intérêt Vous buviez ? C’est pour ça que vous l’avez perdu ? Ou bien vous trafiquiez ? Je plaisante. Non, sérieusement, vous buviez au boulot ?
Il serre les bras autour de son corps, et dit, suffoquant, entre deux sanglots : J’ai été viré. Ils m’ont licencié.
Je hoche la tête. « Mince, mmmm, ça, c’est moche. »
— J’ai tellement faim, répète-t-il, et il se met à pleurer à chaudes larmes, s’étreignant toujours. Son chien, le machin appelé Gizmo, se met à gémir.
— Pourquoi n’en prenez-vous pas un autre ? m’enquiers-je. Un autre travail ?
— Je ne suis pas... Il tousse, tassé sur lui-même, secoué de violents tremblements, pathétique, incapable de finir sa phrase.
— Vous n’êtes pas quoi ? fais-je d’une voix douce. Pas qualifié, ou quelque chose comme cela ?
— J’ai faim, chuchote-t-il.
— Je sais, je sais. Ma parole, on dirait un disque rayé. J’essaie de vous aider... Ma patience commence à s’épuiser.
— J’ai faim.
— Écoutez, croyez-vous que c’est juste, de prendre de l’argent à ceux qui ont un emploi ? À ceux qui travaillent ?
Son visage se ratatine. « Et qu’est-ce que je peux faire ? » dit-il d’une voix rauque, le souffle court.
— Écoutez, comment vous appelez-vous ?
— Al.
— Plus fort.
— Al, dit-il un peu plus fort.
— Trouvez un emploi, Al, cherchez, dis-je avec ardeur. Vous avez une attitude négative. C’est ça qui vous bloque. Il faut vous reprendre en main. Je vous aiderai.
— Vous êtes si gentil, Monsieur. Vous êtes gentil. Vous êtes un brave homme, dit-il, pleurant comme un veau. Et je m’y connais,
— Ccchht Tout va bien, dis-je, chuchotant. Je caresse le chien.
— Je vous en prie, dit-il, attrapant mon poignet Je ne sais plus quoi faire. J’ai tellement froid.
— Vous rendez-vous compte à quel point vous sentez mauvais ? fais-je d’une voix apaisante, caressant son visage. Quelle puanteur, mes enfants...,
— Je ne peux pas... Il suffoque, avale sa salive... Je ne trouve pas d’abri.
— Vous schlinguez, dis-je. Vous schlinguez la merde. Je caresse toujours le petit chien, qui me regarde avec de grands yeux humides, pleins de gratitude. « Vous le savez bien, non ? Mais bon Dieu, Al, regardez-moi, et cessez de chialer comme une espèce de tantouze ! » La colère monte en moi, puis se calme, et je ferme les yeux, porte la main à son visage, me pince la racine du nez. Je soupire. « Al... Je suis navré. Simplement... Je ne sais pas. Je n’ai rien en commun avec vous. »
Le clochard n’écoute pas. Il pleure si fort qu’il est incapable de répondre. Lentement, je range le billet dans la poche de ma veste Luciano Soprani et, cessant de caresser le chien, je plonge ma main dans l’autre poche. Le clochard arrête brusquement de sangloter et se redresse, cherchant le billet de cinq ou bien, je suppose, sa bouteille de Thunderbird. Je tends le bras et touche doucement son visage, plein de compassion, murmurant : « Vous rendez-vous compte à quel point vous êtes un looser ? » Il se met à hocher la tête, impuissant, et je sors un couteau-scie, long et effilé, et, prenant bien soin de ne pas le tuer, j’enfonce la lame, d’un centimètre peut-être, dans son œil droit, avec un petit mouvement vers le haut, crevant instantanément la rétine.
Le clochard est trop surpris pour dire quoi que ce soit. Il se contente d’ouvrir la bouche, saisi, et porte lentement à son visage une main crasseuse, protégée par des mitaines. Je baisse son pantalon d’un geste brutal et, à la lueur des phares d’un taxi qui passe, j’aperçois ses cuisses noires et flasques, couvertes d’inflammations, à cause du contact permanent de l’urine. L’odeur de merde me monte immédiatement au visage et, accroupi, respirant entre mes dents, je me mets à le poignarder au ventre, sans trop forcer, au-dessus de la touffe dense et sombre des poils pubiens. Ceci le dessaoule quelque peu et, instinctivement, il tente de se protéger avec les mains, tandis que le chien se met à glapir, déchaîné, mais sans attaquer, et je continue de poignarder le clochard, entre les doigts maintenant, sur le dos de la main. L’œil éclaté pend hors de l’orbite et coule le long de sa joue, mais il ne cesse de cligner des paupières, et ce qui demeurait au fond dégouline comme un jaune d’œuf rougeâtre, strié de sang. D’une main, je lui attrape la tête, la fais basculer en arrière puis, maintenant la paupière ouverte entre le pouce et l’index, je lève le couteau et enfonce la pointe de la lame dans l’orbite qui se remplit de sang, puis incise l’œil lui-même, en biais, et comme il commence enfin à crier, je lui fends le nez en deux, et le sang gicle, nous éclaboussant littéralement, moi et le chien Gizmo, qui cligne des yeux, aveuglé. D’un geste rapide, je nettoie la lame sur le visage du clochard, ouvrant largement le muscle au-dessus de sa joue. Toujours à genoux, je lui jette une pièce de vingt-cinq cents au visage, un visage luisant, nappé de sang, aux orbites béantes, rouges, dégorgeantes, ce qui reste de ses yeux suintant littéralement, coulant en un réseau épais jusqu’à ses lèvres distendues. « Voilà vingt-cinq cents, dis-je calmement. Va t’acheter un chewing-gum, pauvre connard de nègre. » Puis je me tourne vers le chien qui aboie et, en me relevant, j’écrase ses pattes antérieures à l’instant où, ramassé sur lui-même, il s’apprêtait à bondir, montrant les crocs. Je lui brise instantanément les os des deux pattes, et il tombe sur le côté, glapissant de douleur, les pattes de devant tendues vers le ciel, formant un angle obscène assez plaisant. Je ne peux m’empêcher de me mettre à rire, et m’attarde un peu devant la scène, m’amusant du spectacle. En voyant approcher un taxi, je m’éloigne lentement.
Après quoi, à deux rues de là, je commence à me sentir survolté, affamé, débordant d’énergie, comme après l’entraînement, quand l’endorphine submerge mon système nerveux, ou après la fameuse première ligne de coke, ou la première bouffée de cigare, ou le premier verre de Cristal. Je meurs de faim, il faut que j’avale quelque chose, mais je ne tiens pas à passer au Nell’s, bien que ce ne soit pas loin à pied, l’Indochine non plus ne me semble pas convenir, pour fêter ça. Aussi, je décide d’aller dans un endroit où Al irait, le McDonald’s de Union Square. Après avoir fait la queue, je commande un milk-shake à la vanille (« Super épais », dis-je au type, qui se contente de secouer la tête et appuie sur les boutons) et m’installe à une table sur le devant, là où Al s’assiérait probablement. Ma veste, les manches de ma veste sont légèrement éclaboussées de sang. Deux serveuses du Cat Club entrent après moi et s’installent dans le box en face, avec des sourires aguicheurs. Je décide de les ignorer. Une vieille femme, une dingue, toute fripée, s’assoit à côté de nous, fumant cigarette sur cigarette et hochant la tête toute seule. Une voiture de police passe. Après deux autres milk-shakes, je redescends un peu sur terre. Je me calme progressivement. Je commence à m’ennuyer, à me sentir fatigué ; cette soirée est horriblement décevante, et je commence à me maudire pour ne pas être allé au petit bistrot salvadorien avec Reed Thomson et ses copains. Les deux filles traînassent, pas découragées. Je jette un coup d’œil à ma montre. Un des Mexicains derrière le comptoir me regarde fixement tout en tirant sur une cigarette. Vu la façon dont il observe les taches sur ma veste Soprani, il va certainement faire un commentaire, mais un client arrive, un des Noirs qui a essayé de me vendre du crack plus tôt dans la soirée, et il est contraint de prendre la commande. Le Mexicain écrase sa cigarette, un point c’est tout.
GENESIS
Depuis la sortie de leur album Duke, en 1980, je n’ai pas cessé d’être un fan de Genesis. Jusqu’alors, je n’avais jamais vraiment compris leur travail, bien que, sur leur dernier album des années soixante-dix, And Then There Were Three, un disque bourré de concepts (et dont le titre faisait référence à Peter Gabriel, qui avait quitté le groupe pour entamer une piètre carrière en solo), j’eusse réellement aimé Follow You, Follow Me. Ceci excepté, tous les disques qui avaient précédé Duke me semblaient trop « artistiques », trop intellectuels. C’est avec Duke (Atlantic, 1980) que la présence de Phil Collins a commencé de s’imposer, et que la musique s’est modernisée, avec une rythmique prédominante, tandis que les paroles devenaient moins mystiques, plus précises dans leur thème (peut-être à cause du départ de Peter Gabriel) et que les circonvolutions complexes, ambiguës, autour de l’idée de perte, devenaient des tubes de qualité, que je finis peu à peu par apprécier. L’arrangement des morceaux lui-même semblait privilégier la batterie de Phil Collins plutôt que les lignes de basse de Mike Rutherford ou les riffs au clavier de Tony Banks. Un exemple typique est Misunderstanding, qui fut non seulement le premier hit du groupe dans les années quatre-vingt, mais semble également avoir déterminé son style pour toute la décennie. L’autre titre marquant de Duke est Turn It On Again, qui traite des effets négatifs de la télévision. En revanche, je ne comprends rien à Heartbaze, tandis que Please Don’t Ask est une chanson d’amour émouvante, écrite pour une épouse divorcée qui a obtenu la garde de l’enfant du couple. Les effets pervers du divorce ont-ils jamais été évoqués de manière plus subtile par un groupe de rock ? Je ne le pense pas. Duke Travels et Dukes End ne sont sans doute pas dénués de sens, mais les paroles n’étant imprimées nulle part, il est difficile de dire ce que chante Collins. Cependant, sur ce dernier morceau, les interventions au piano de Tony Banks sont effectivement superbes dans leur complexité. Le seul thème inférieur dans Duke est Alone Tonight, qui rappelle beaucoup trop Tonight Tonight Tonight, tiré de Invisible Touch, un chef-d’œuvre que le groupe enregistrera plus tard, seule occurrence, réellement, où Collins se soit plagié lui-même.
La sortie de Abacab (Atlantic, 1981) a suivi presque immédiatement celle de Duke, et le disque bénéficie de la présence d’un nouveau producteur, Hugh Padgham, qui a donné au groupe un son plus « années quatre-vingt ». Bien qu’il ne propose rien de très révolutionnaire, il contient néanmoins quelques moments superbes, tout au long de l’album : la longue improvisation, au milieu du thème qui lui donne son titre, et les interventions aux cuivres d’un groupe appelé Earth, Wind and Fire, sur No Reply At All, n’en sont que deux exemples. Là encore, les chansons parlent de sentiments douloureux, de gens perdus, de situations conflictuelles, mais avec un traitement et un son éclatants, pleins de vie (même si les titres ne le sont pas : No Reply At All, Keep It Dark, Who Dunnit ? Like It or Not). La basse de Mike Rutherford apparaît quelque peu noyée, mais ceci mis à part, le groupe est complètement homogène, toujours propulsé par la batterie de Collins, proprement époustouflant. Même dans ses moments les plus désespérants (comme Dodo, une chanson qui parle de l’anéantissement), Abacab demeure un disque léger, plein d’énergie.
Mon morceau préféré est Man on the Corner, la seule chanson qui soit entièrement due à Collins, une ballade émouvante avec une jolie mélodie au synthétiseur, et en arrière-plan le martèlement obsessionnel de la batterie. Bien qu’il puisse sembler tiré d’un album en solo de Phil, car les thèmes de la solitude, de la paranoïa, de l’aliénation, sont particulièrement typiques de Genesis, il traduit l’humanisme plein d’espoir du groupe. Man on the Corner nous parle avec profondeur d’un rapport avec la silhouette d’un homme solitaire (un clochard, peut-être, un pauvre, un sans-logis), cet « homme seul, au coin » qui reste là, debout. Who Dunnit ? explore à fond le thème du désarroi, dans la veine funky, et ce qui rend cette chanson si passionnante, c’est la fin, quand le narrateur ne trouve aucune solution.
Hugh Padgham fit ensuite une tentative vers quelque chose d’encore moins conceptuel, avec un album appelé simplement Genesis (Atlantic, 1983) et, bien que ce soit un très bon disque, il me semble aujourd’hui être en grande partie trop dérivé d’autres albums : That’s All ressemble à Misunderstanding, Taking It All Too Hard me fait penser à Throwing It All Away. Il sonne aussi moins jazzy que les précédents, plus comme un album pop-rock des années quatre-vingt. Padgham a fait un travail superbe sur ce disque, mais le matériau est moins fort qu’à l’habitude, et l’effort perceptible. Il commence avec Marna, une chanson autobiographique, à la fois étrange et touchante, bien que je ne puisse pas déterminer si le chanteur parle de sa véritable mère, ou à une fille qu’il aime bien appeler ainsi. That’s All est la complainte de l’amoureux repoussé et humilié par une partenaire indifférente ; malgré le chagrin qu’elle évoque, elle est dotée d’une mélodie vive et guillerette, qui la rend moins désespérée qu’elle aurait sans doute mérité de l’être. That’s All est le meilleur titre de l’album, mais Phil est au mieux de sa voix dans House by the Sea, dont les paroles, cependant, font trop « libre association d’idées » pour avoir beaucoup de signification. Il y est peut-être question d’âge, d’acceptation de l’état d’adulte, mais cela demeure peu clair ; quoi qu’il en soit, c’est la seconde partie, instrumentale, qui requiert mon intérêt, quand Tony Banks déploie toute sa virtuosité à la guitare, tandis que Mike Rutherford noie le tout d’accords rêveurs au synthé, et la fin, quand Phil reprend le troisième couplet, à vous donner le frisson.
Illegal Alien est la chanson la plus explicitement politique que le groupe ait jamais enregistrée, et en même temps la plus amusante. Le thème est censé en être triste — un ouvrier mexicain qui tente de passer en fraude la frontière des États-Unis —, mais les détails sont du plus haut comique : la bouteille de tequila qu’il tient à la main, la paire de chaussures neuves (volées, probablement) qu’il porte aux pieds ; tout cela est très juste, très bien vu. Phil prend une voix pseudo-mexicaine, exubérante et geignarde à la fois, qui ajoute encore à la drôlerie, et la rime entre ‘‘fun’’ et ‘‘Illegal Alien’’ est superbement trouvée. Just a Job to Do est le titre le plus funky de l’album, avec une ligne de basse terrible de Banks. Le sujet paraît en être un détective sur les traces d’un criminel, mais je pense pour ma part qu’il pourrait aussi bien s’agir d’un amant jaloux poursuivant sa partenaire. Silver Rainbow est la chanson la plus lyrique de l’album. Les paroles en sont denses, complexes, magnifiques. Le disque se termine sur une note positive, joyeuse, avec It’s Gonna Get Better. Bien que les paroles apparaissent un peu fades à certains, Phil la chante d’une voix si assurée (très influencé par Peter Gabriel, qui n’a jamais lui-même produit un disque aussi achevé, aussi authentique) qu’il parvient à nous faire croire en un avenir glorieux, plein de possibilités.
Invisible Touch (Atlantic, 1986) est sans conteste le chef-d’œuvre du groupe. C’est une méditation épique sur l’intangible, qui parallèlement approfondit et enrichit la signification des trois albums précédents. Il possède une qualité de résonance qui ne cesse de hanter l’auditeur, et la musique en est si belle qu’il est presque impossible de s’en arracher, car chaque chanson nous parle, d’une manière ou d’une autre, de l’inconnu, de la distance qui sépare les êtres (Invisible Touch), mettant en cause les rapports de domination et d’aliénation, que ce soit le fait d’amants ou d’États autoritaires (Land of Confusion) ou par la répétition de mots sans signification (Tonight Tonight Tonight). Somme toute, il est à placer au rang des toutes meilleures créations de rock and roll de la décennie, et la tête pensante, derrière ce disque, avec bien sûr le talent musical de Banks, Collins et Rutherford, est Hugh Padgham, qui n’avait encore jamais trouvé un son aussi clair et net, aussi moderne. On perçoit pratiquement chaque nuance de chaque instrument.
En termes de qualité lyrique et d’écriture musicale pure, cet album atteint un point de professionnalisme jusqu’alors inégalé. Prenez les paroles de Land of Confusion, dans laquelle un chanteur dénonce les abus du pouvoir politique. Il y a là un climat plus funky, plus black, que tout ce que nous ont offert Prince ou Michael Jackson — et a fortiori tous les artistes noirs de ces dernières années. En outre, si ‘‘dansant’’ soit-il, le disque possède une qualité d’urgence brute que même Bruce Springsteen, bien que surestimé, ne peut égaler. En observateur des faillites de l’amour, Collins bat le ‘‘Boss’’ à plates coutures, poussant encore plus loin l’honnêteté des émotions dans In Too Deep, tout en faisant montre d’un côté clownesque, espiègle, imprévisible. C’est la chanson la plus émouvante des années quatre-vingt ayant pour thème la monogamie et ses implications. Anything She Does (qui n’est pas sans rappeler Centerfold, de J. Geil Band, mais en plus inspiré, plus puissant) occupe la deuxième plage, puis vient le moment fort de l’album, avec Domino, une chanson en deux parties. La première, In the Heat of the Night, est pleine d’images du désarroi, aiguës, merveilleusement dessinées. Elle est accouplée à The Last Domino, qui lui renvoie un message d’espoir. C’est là une chanson extrêmement réconfortante. Les paroles sont ce que j’ai entendu de plus positif et de plus convaincant, en matière de rock.
Les tentatives de Phil Collins en solo semblent plus commerciales, et donc réussies, mais dans un cadre plus étroit, particulièrement l’album No Jacket Required, et des chansons comme In the Air Tonight, Against All Odds (bien que cette dernière ait été occultée par le film magnifique dont elle est tirée), Take Me Home et Sussudio (une grande, grande chanson ; une de mes préférées), ainsi que son remake de You Can’t Hurry Love, que je ne suis pas seul à trouver supérieur à la version originale des Suprêmes. Cependant, j’estime que Phil Collins fournit un meilleur travail dans le cadre d’un groupe qu’en tant qu’artiste indépendant — et j’insiste sur le mot artiste. En réalité, il s’applique aux trois musiciens, car Genesis demeure le meilleur groupe, le groupe le plus passionnant qui soit issu d’Angleterre dans les années quatre-vingt.
DEJEUNER
Je suis assis au DuPlex, le nouveau restaurant de Tony McManus, à Tribeca, avec Christopher Armstrong, qui travaille aussi chez P&P. Nous étions ensemble à Exeter, puis il est parti pour l’université de Pennsylvanie et pour Wharton, avant de s’installer à Manhattan. Pour quelque mystérieuse raison, nous n’avons pas pu obtenir de réservation au Subjects, et c’est Armstrong qui a proposé de venir ici. Armstrong porte une chemise croisée en coton à rayures blanches et col ouvert, Christian Dior, et une large cravate de soie imprimée cachemire, Givenchy Gentleman. Son agenda et son porte-documents de cuir, Bottega Veneta, sont posés sur la troisième chaise autour de notre table, une bonne table sur le devant, près de la fenêtre. Je porte un costume de laine peignée chinée à motif écossais de Schoeneman pour DeRigueur, une chemise Bill Blass en popeline de coton, une cravate Macclesfield en soie de Savoy, et un mouchoir de coton de Ashear Bros. On entend en sourdine la musique des Misérables, dans une version supermarché. La petite amie de Armstrong est Jodie Stafford, qui sortait autrefois avec Todd Hamlin, ce qui, ajouté à la présence des vidéos accrochées au plafond et montrant les cuisiniers du restaurant au travail, me plonge dans une terreur sans nom. Armstrong revient juste des îles, et son bronzage est très dense, très uniforme, mais le mien également.
— Alors, les Bahamas ? fais-je après que nous avons commandé. Tu viens de rentrer, non ?
— Eh bien, Taylor, commence Armstrong, le regard fixé quelque part derrière moi, légèrement au-dessus de ma tête — peut-être sur la colonne de terre cuite crépie, ou sur le tuyau apparent qui court tout au long du plafond —, ceux qui veulent trouver l’endroit idéal pour les vacances d’été feraient bien d’aller voir vers le sud, du côté des Bahamas, ou des Caraïbes. Je vois au moins cinq raisons pas sottes d’aller faire un tour aux Caraïbes, parmi lesquelles le climat, les festivités, les célébrations, les hôtels et les sites moins bondés, les prix, et les différentes cultures, très singulières. On voit une foule de gens quitter la ville l’été, pour aller chercher un peu de fraîcheur, alors que si peu savent que la Caraïbe bénéficie d’une température de vingt-quatre à vingt-neuf degrés, tout au long de l’année, et que les îles sont constamment rafraîchies par les alizés. Il fait souvent plus chaud au nord, dans le...
Ce matin, le thème du Patty Winters Show était ‘‘Les Tueurs d’Enfants’’. Dans le public se trouvaient des parents dont les enfants avaient été enlevés, torturés et assassinés, tandis que, sur le plateau, un éventail de psychiatres et de pédiatres tentaient de les aider à surmonter — assez vainement, dois-je dire, à ma vive satisfaction — leur abattement et leur colère. Mais ce qui m’a réjoui plus que tout, c’était l’intervention — par satellite, sur un écran à part — de trois tueurs d’enfants condamnés à mort qui, grâce à quelque faille légale relativement complexe à déterminer, cherchaient à obtenir une libération sur parole, qu’on leur accorderait probablement. Mais quelque chose m’empêchait de me concentrer sur l’écran large de mon récepteur Sony, installé devant mon petit déjeuner composé de kiwis en tranches, de poires japonaises, d’eau d’Évian, de muffins à l’avoine et au son, de lait de soja et de biscuits au son et à la cannelle, gâchant mon plaisir de voir ces mères éplorées, et l’émission était presque terminée quand j’ai enfin compris ce que c’était : la fissure au-dessus du David Onica, dont j’avais parlé au gardien, pour qu’il dise au concierge en chef de la réparer. Et quand, en sortant, je me suis arrêté à la réception, décidé à me plaindre, je me suis retrouvé face à un nouveau gardien, un type de mon âge, mais à moitié chauve, assez vilain, et obèse. Trois beignets à la confiture et deux tasses de chocolat chaud, épais et fumant, étaient posés devant lui sur le comptoir, à côté d’un exemplaire du Post ouvert à la page des bandes dessinées, et il m’est apparu soudain que j’étais infiniment plus séduisant, plus brillant et plus riche que cette pauvre cloche ne le serait jamais et, saisi d’un bref accès de compassion, je lui ai souri, avec un signe de tête sec, mais poli, sans déposer ma plainte. « Oh vraiment ? » fais-je, regardant Armstrong, parfaitement ailleurs.
— Tout comme aux États-Unis, on célèbre les mois d’été avec des festivités, des réjouissances, par exemple des concerts, des expositions de peinture, des kermesses, des compétitions sportives, et comme un grand nombre de gens préfèrent visiter d’autres pays, les îles sont plus tranquilles, ce qui veut dire qu’on y est mieux servi, qu’on n’a pas à faire la queue pour un tour en voilier ou pour dîner dans un restaurant. À mon avis, ce que les gens recherchent, c’est une culture, une nourriture, une histoire...
Les embouteillages étaient tels ce matin, quand je me suis rendu à Wall Street, que j’ai laissé le taxi et, en descendant à pied la Cinquième Avenue pour trouver une station de métro, je suis passé devant ce qui m’a semblé être une parade pour Halloween. Cela m’a laissé plutôt perplexe, car j’étais à peu près certain que nous étions en mai. En m’arrêtant au coin de la rue pour observer le défilé, je me suis aperçu qu’il s’agissait d’un truc appelé « Gay Pride Parade ». J’en ai eu l’estomac retourné. C’étaient des homosexuels, qui descendaient fièrement la Cinquième Avenue, avec des triangles roses épinglés sur leur coupe-vent aux tons pastel, quelques-uns se tenant carrément par la main, et la plupart d’entre eux chantant Somewhere, faux et à l’unisson. Je suis resté un moment devant chez Paul Smith à les regarder avec une espèce de fascination horrifiée, secoué, n’arrivant pas à concevoir l’idée qu’un être humain, un homme, puisse se faire une gloire de sodomiser un autre homme, mais quand, entre deux « There’s a place for us, Somewhere a place for us », des espèces de maîtres nageurs vieillissants, hyper-musclés, avec des moustaches de morse, ont commencé à me siffler et à m’apostropher de manière effroyable, j’ai pris mes jambes à mon cou jusqu’à la Sixième Avenue, décidant d’être en retard au bureau, et j’ai pris un taxi jusque chez moi où j’ai mis un costume neuf (Cerruti 1881) et me suis offert une séance de pédicure, avant de torturer à mort un petit chien acheté en début de semaine dans un magasin de Lexington. Armstrong continue de ronronner.
— Bien sûr, ce sont les sports nautiques qui en constituent le principal attrait. Mais les golfs et les courts de tennis sont en excellent état, et dans beaucoup de stations, les pros sont plus disponibles en été. De plus, beaucoup de courts sont éclairés la nuit...
Va... te faire... mettre... Armstrong, dis-je, le regard fixé au-dehors, observant par la fenêtre les embouteillages, les clochards qui traînent dans Church Street. Arrivent les hors-d’œuvre : brioche à la tomate séchée au soleil pour Armstrong. Piments Poblano pour moi, avec une confiture rouge orangé, qui sent l’oignon. J’espère qu’Armstrong n’a pas l’intention de payer, car il faut que je montre à cet abruti que je possède effectivement une American Express platine. Pour une raison quelconque, je me sens très triste, tout à coup, et une boule de chagrin me monte à la gorge. J’avale ma salive, prends une gorgée de Corona, et cela passe. Profitant d’un silence, pendant qu’il est occupé à mastiquer, je m’enquiers : « Et la nourriture ? Comment est la cuisine ? », presque involontairement, pensant à tout sauf à ce que je dis.
— Bonne question. En ce qui concerne les restaurants, la Caraïbe est devenue plus intéressante, car la cuisine des îles a bien intégré la tradition européenne. Beaucoup de restaurants sont tenus par des expatriés américains, britanniques, français, italiens, et même hollandais... Grâce au ciel, il se tait un instant pour prendre une bouchée de sa brioche, qui ressemble à une éponge gorgée de sang — sa brioche ressemble à une grosse éponge sanglante —, bouchée qu’il fait glisser avec une gorgée de Corona. C’est mon tour.
— Et les endroits à voir ? fais-je, sans le moindre intérêt, le regard fixé sur les piments, la confiture jaunâtre qui entoure le plat, artistiquement disposée en octogone, les feuilles de cilantro, qui entourent la confiture, et les graines de piment qui entourent les feuilles de cilantro.
— L’essentiel est dû à la culture européenne, qui a fait de beaucoup d’îles des forteresses, au cours du dix-huitième siècle. On peut voir les différents endroits où Christophe Colomb a débarqué et, comme on approche du cinq centième anniversaire de sa première traversée, en 1492, il y a un regain d’intérêt dans les îles pour l’histoire et la culture en tant que partie intégrante de la vie insulaire...
Armstrong, tu es un... un trou du cul. « Mmmmmmm, fais-je, hochant la tête. Eh bien... » Cravates imprimées cashmere, costumes écossais, cours d’aérobic, j’ai des cassettes vidéo à rapporter, des épices à acheter chez Zabar, clochards, truffes au chocolat blanc... Les effluves écœurants de Drakkar Noir, le parfum que porte Christopher, flottent devant mon visage, mêlés à ceux de la confiture et du cilantro, des oignons et des piments. « Mmmm-mmm », fais-je de nouveau.
— Et pour ceux qui veulent des vacances actives, il y a l’escalade, les randonnées souterraines, la voile, le cheval, le rafting. Pour les joueurs, de nombreuses îles ont un casino...
L’espace d’une seconde, je me vois tirer un couteau et couper un poignet, un de mes poignets, pour présenter la veine jaillissante au visage d’Armstrong, ou mieux encore la diriger vers son costume, et je me demande s’il continuerait de parler. J’envisage la possibilité de me lever et de partir sans m’excuser, de prendre un taxi et de me rendre dans un autre restaurant, quelque part vers SoHo, ou peut-être encore plus loin, pour prendre un verre, faire un tour aux toilettes, même passer un coup de fil à Evelyn, éventuellement, avant de revenir au DuPlex, et chacune des molécules qui compose mon organisme me dit qu’Armstrong serait toujours en train de parler, non seulement de ses vacances, mais de ce qui semble être le lieu de vacances du monde entier : ses Bahamas à la con. Entre-temps, le serveur emporte nos hors-d’œuvre à demi terminés, apporte deux autres Coronas, du poulet d’élevage au vinaigre de framboise et à la sauce verte, du foie de veau aux poireaux et à la laitance d’alose, et je ne sais plus qui a commandé quoi, mais cela n’a pas une grande importance, car les deux plats sont parfaitement identiques. Je me retrouve avec le poulet d’élevage garni en plus d’un coulis de tomates naines, je crois.
— On n’a pas besoin de passeport pour visiter la Caraïbe, il suffit de prouver sa nationalité américaine, et ce qui est encore mieux, Taylor, c’est que la langue ne constitue pas une barrière. On parle l’anglais partout, même sur les îles où le français ou l’espagnol sont la langue officielle. La plupart des îles étaient autrefois britanniques...
— Ma vie est un enfer, dis-je tout à trac, tout en faisant tourner machinalement les poireaux sur mon assiette, qui entre parenthèses est en porcelaine et triangulaire. Et il y a beaucoup de gens que je voudrais... que je veux, eh bien, disons assassiner. J’ai insisté sur le dernier mot, sans quitter des yeux le visage d’Armstrong.
— La desserte des îles s’est améliorée, car American Airlines et Eastern Airlines ont créé à San Juan une base d’où partent des vols en direction des îles que leurs lignes directes ne desservent pas. Si l’on ajoute à cela les vols de BWIA, Pan Am, ALM, Air Jamaïca, Bahamas Air et Cayman Airways, il est facile de rejoindre la plupart des îles. Il existe en plus le réseau intérieur de LIAT et BWIA, qui offre un service de vols programmés, d’île à île...
Tandis qu’Armstrong continue de bavarder, quelqu’un se dirige vers nous, Charles Fletcher, je crois, et me donne une petite tape sur l’épaule, disant : « Salut, Simpson. On se voit au Fluties », avant de s’éloigner, retrouvant à la porte une femme très séduisante — blonde, gros nénés, robe moulante, ni sa secrétaire, ni son épouse. Ils quittent ensemble le DuPlex, dans une limousine noire. Armstrong mange toujours. Il découpe le foie de veau en tranches parfaitement carrées, sans cesser de parler. Je suis de plus en plus déprimé.
— Pour les gens qui ne peuvent pas prendre une semaine entière, la Caraïbe est l’endroit idéal, parfait pour les petites évasions du week-end. Eastern Airlines a créé un Weekender Club, qui propose beaucoup de séjours là-bas, et permet aux membres du club de visiter un grand nombre d’endroits, pour un prix extrêmement réduit, ce qui, je le sais, n’est pas primordial, mais je persiste à penser que les gens vont...
AU CONCERT
Tout le monde est très nerveux, au concert où Carruthers nous traîne ce soir, dans le New Jersey, pour écouter un groupe appelé U2, qui a fait la couverture de Time la semaine dernière. A l’origine, les billets étaient destinés à un groupe de clients japonais qui ont annulé leur voyage à New York à la dernière minute, de sorte qu’il était quasiment impossible à Carruthers (c’est lui qui le dit) de revendre ces places au premier rang. Donc, c’est pour Carruthers et Courtney, Paul Owen et Ashley Cromwell, et Evelyn et moi. Quand j’ai appris que Paul Owen venait, j’ai essayé de joindre Cecelia Wagner, la petite amie de Marcus Halberstam, puisque Owen semble me prendre pour Marcus et, bien qu’elle fut flattée de mon invitation (je l’ai toujours soupçonnée d’avoir le béguin pour moi), elle devait assister à une soirée habillée pour la première de la nouvelle comédie musicale anglaise Maggie ! Elle a tout de même suggéré de déjeuner ensemble la semaine prochaine, et je lui ai dit que je l’appellerai jeudi. J’étais censé dîner avec Evelyn, ce soir, mais l’idée de rester assis seul en face d’elle pendant deux heures me remplissait d’un effroi sans nom, et je l’ai appelée pour lui expliquer d’un air de regret le changement de programme. Elle a demandé si Tim venait aussi, et apprenant que non, elle a à peine hésité avant d’accepter, et j’ai donc annulé la réservation que Jean avait faite pour nous au H2O, le nouveau restaurant de Clive Powell, à Chelsea, et quitté le bureau plus tôt pour une petite séance d’aérobic, avant le concert.
Aucune des filles n’est particulièrement réjouie d’écouter ce groupe, et elles m’ont toutes confié, séparément, qu’elles aimeraient être ailleurs. Dans la limousine qui nous emporte vers un endroit mystérieux appelé Meadowlands, Carruthers s’emploie à rasséréner tout le monde, affirmant que Donald Trump est un inconditionnel de U2, ajoutant, éperdu, que John Gutfreund aussi achète leurs disques. On ouvre une bouteille de Cristal, puis une autre. La télé diffuse en direct une conférence de presse de Reagan, mais il y a beaucoup de parasites et personne n’écoute, sauf moi. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Les Victimes des Requins’’. Paul Owen m’a appelé quatre fois Marcus, et Evelyn, Cecelia, deux fois, à mon grand soulagement, mais elle n’y a pas pris garde, occupée qu’elle était à jeter des regards mauvais à Courtney, durant tout le trajet en limousine. Quoi qu’il en soit, personne ne l’a corrigé, et il est peu probable que qui que ce soit le fasse. Je l’ai moi-même appelée Cecelia à deux reprises, quand j’étais sûr qu’elle n’écoutait pas, car elle fixait Courtney d’un regard haineux. Carruthers ne cesse de me dire que je suis très élégant. Il ne tarit pas d’éloges sur mon costume.
Evelyn et moi sommes de loin le couple le mieux habillé. Je porte un pardessus de lambswool, une veste de laine, un pantalon de flanelle de laine, une chemise de coton, un pull-over en cashmere à col en V et une cravate de soie — Armani. Evelyn porte un chemisier de coton Dolce & Gabbana, des escarpins en daim Yves Saint Laurent, une jupe de veau à motifs d’Adrienne Landau avec une ceinture de daim Jill Stuart, des bas Calvin Klein, des boucles d’oreilles Frances Patiky Stein en cristal de Venise, et tient serrée dans sa main une rose blanche que j’ai achetée chez un traiteur coréen, avant que Carruthers ne passe me prendre avec sa limousine. Carruthers porte un manteau sport en lambswool, un cardigan en cashmere et vigogne, un pantalon de cavalier en serge, une chemise de coton et une cravate de soie — Hermès. (« C’est vraiment miteux », m’a chuchoté Evelyn ; j’ai approuvé sans mot dire.) Courtney porte un haut en organdi, trois épaisseurs, avec une longue jupe de velours arrondie derrière, des boucles d’oreilles en rubans de velours et émail de José et Maria Barrera, des gants Portolano et une paire de Gucci. Paul et Ashley sont à mon sens, imperceptiblement trop habillés. De plus, elle porte des lunettes de soleil, alors qu’à cause des vitres teintées, l’intérieur de la limousine est déjà presque crépusculaire. Elle tient à la main un petit bouquet de pâquerettes que lui a donné Carruthers, ce qui n’a pas réussi à susciter la jalousie de Courtney, celle-ci semblant n’avoir qu’un seul désir, celui d’arracher la gueule à Evelyn, ce qui, dans l’instant, ne m’apparaît pas comme une mauvaise idée (bien qu’Evelyn soit la plus jolie), et je ne répugnerais pas à voir Courtney la mettre en pratique. Courtney est imperceptiblement mieux faite, mais Evelyn a de meilleurs seins.
Cela fait maintenant une vingtaine de minutes que le concert nous barbe. Je hais la musique ‘‘live’’, mais autour de nous, tout le monde est debout, et les hurlements d’enthousiasme font concurrence au vacarme que déversent sur nos têtes des murailles de baffles empilés. Le seul réel plaisir que j’éprouve à être là, c’est de voir Scott et Anne Smiley, dix rangs derrière nous, à des places plus merdiques que les nôtres, et probablement pas moins chères. Carruthers change de siège avec Evelyn pour pouvoir discuter affaires avec moi, mais comme je n’entends pas un mot, je change de siège avec Evelyn pour pouvoir parler avec Courtney.
— Luis est une larve, fais-je, hurlant. Il ne se doute de rien.
— The Edge est en Armani, hurle-t-elle, désignant le bassiste.
— Ça n’est pas Armani. C’est Emporio. Je hurle.
— Non, hurle-t-elle. Armani.
— Les gris sont trop étouffés, ainsi que les taupe et les bleu marine. Revers cassés, écossais subtils, petits pois, rayures, c’est Armani. Pas Emporio. Je hurle, les deux mains plaquées sur les oreilles, extrêmement irrité qu’elle ne sache pas cela, qu’elle ne puisse pas distinguer la différence. « Il y a une différence. Lequel est The Edge ? »
— C’est sans doute le batteur, hurle-t-elle. Enfin, je crois. Je ne suis pas sûre. Il me faut une cigarette. Où étais-tu, l’autre soir ? Si tu me réponds « avec Courtney », je te frappe.
— Le batteur n’est absolument pas en Armani. Ni en Emporio, d’ailleurs. Nulle part.
— Je ne sais pas lequel est le batteur, hurle-t-elle.
— Demande à Ashley, fais-je, hurlant.
— Ashley ? hurle-t-elle, se penchant au-dessus de Paul pour donner une petite tape sur la jambe de Ashley. « Lequel est The Edge ? » Ashley hurle quelque chose que je ne comprends pas, et Courtney se retourne vers moi avec un haussement d’épaules. « Elle dit qu’elle n’arrive pas à croire qu’elle est dans le New Jersey. »
Carruthers fait signe à Courtney de changer de place avec lui. Elle lui répond d’un geste méprisant, et s’accroche à ma cuisse. Je bande mes muscles, ma cuisse devient de pierre, et sa main s’attarde, admirative. Mais Luis insiste. Elle se lève et me hurle : « Je crois qu’il nous faudrait de la dope, ce soir ! » Je hoche la tête. Bono, le chanteur du groupe, est en train d’écorcher ce qui semble bien être Where the Beat Sounds the Same, Evelyn et Ashley s’éloignent pour acheter des cigarettes, passer aux lavabos et trouver des rafraîchissements. Luis s’assoit à côté de moi.
— Les filles s’ennuient, hurle-t-il.
— Courtney veut qu’on lui trouve de la coke, ce soir.
— Oh, super. Luis a l’air de faire la tête.
— On a des réservations quelque part ?
— Au Brussels, hurle-t-il, jetant un coup d’œil sur sa Rolex. Mais cela m’étonnerait qu’on y arrive à temps.
— Si on n’y arrive pas à temps, je ne vais nulle part. Tu peux me déposer chez moi.
— On y arrivera, hurle-t-il.
— Et sinon, pourquoi pas un japonais ? fais-je, adouci. Il y a un bar à sushis vraiment épatant, dans l’Upper West Side. Le Blades. Le chef était au Isoito, avant. Ils sont très bien notés, dans le Zagat.
— Bateman, je hais les japonais, me hurle Carruthers, couvrant son oreille d’une main. Ce sont des petits rats aux yeux bridés.
— Mais qu’est-ce que cela vient faire là-dedans ? Je hurle.
— Oh, je sais, je sais, hurle-t-il, les yeux exorbités. Ils épargnent plus que nous et ils innovent moins, mais nom de Dieu, je te garantis qu’ils savent bien profiter de nos découvertes, et les voler, pour les améliorer et nous étouffer avec !
Je l’observe un moment, incrédule, puis dirige mon regard sur la scène, où le guitariste court en rond, tandis que Bono, les bras écartés, cavale de long en large au bord de la fosse, puis reviens à Luis, dont le visage demeure rouge de colère. Il me fixe toujours sans mot dire, les yeux écarquillés, un peu de bave aux lèvres.
— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec le Blades ? fais-je, réellement déconcerté. Essuie ta bouche.
— Mais c’est pour ça que je hais la cuisine japonaise ! Le sashimi. Le sushi californien. Oh, mon Dieu, conclut-il, faisant semblant d’avoir un haut-le-cœur, et de se mettre un doigt dans la gorge.
— Carruthers... Je m’interromps, examinant son visage, légèrement effrayé. Impossible de me rappeler ce que je voulais dire.
— Quoi, Bateman ? Il se penche vers moi.
— Ecoute, je ne peux pas croire une connerie pareille. (Je hurle.) Je ne peux pas croire que tu n’aies pas réservé pour plus tard. Il va falloir qu’on attende.
— Quoi ? hurle-t-il, une main en cornet autour de son oreille, comme si cela changeait quelque chose.
— Il va falloir qu’on attende ! Je hurle plus fort encore.
— Il n’y aura pas de problème, hurle-t-il. Le chanteur tend le bras vers nous depuis la scène, la main offerte. Je lui fais signe de dégager. « Pas de problème ? Comment ça, pas de problème ? Non, Luis. Tu te trompes. Il y a un problème. » Je jette un coup d’œil vers Paul Owen, qui s’ennuie tout autant. Il a les mains plaquées sur les oreilles, mais parvient néanmoins à discuter avec Courtney.
— Nous n’aurons pas besoin d’attendre, hurle Luis. Je te le promets.
— Tu ne me promets rien du tout, pauvre cloche. Est-ce que Paul Owen s’occupe toujours du portefeuille Fisher ?
Carruthers jette un coup d’œil vers lui, et revient à moi : Ouais, je suppose, Il paraît qu’Ashley a des chlamydiae.
— Je vais lui dire deux mots, dis-je, me levant et prenant le siège libre à côté de Owen.
Mais alors que je m’assois, une chose étrange accroche mon regard, sur la scène. Bono a traversé le plateau pour me suivre, comme je changeais de place. Il me regarde droit dans les yeux, à genoux au bord de la scène. Il porte un jean noir (Gitano, peut-être), des sandales, une veste de cuir, pas de chemise. Son corps blanc, couvert de sueur, n’est pas assez musclé, pas trace de gymnastique, et le peu de relief qu’il pourrait avoir est masqué par quelques poils mesquins, sur la poitrine. Il porte un chapeau de cow-boy, les cheveux tirés en catogan, et marmonne une espèce de litanie — je saisis quelques mots : « le héros est un insecte en ce monde » —, avec un sourire affecté, à peine perceptible, mais lourd de sens cependant, un sourire qui s’élargit, devient plus assuré, envahit tout son visage, et soudain son regard s’embrase, le fond de la scène vire au rouge, et une vague d’émotion incroyable me submerge, je comprends, je comprends tout, et mon cœur se met à battre plus vite, et l’on pourrait croire qu’une corde invisible m’enserre, m’attache à Bono, et voilà que le public disparaît, que la musique ralentit, s’adoucit, et il n’y a plus que Bono, sur la scène — le stade est désert, l’orchestre s’évanouit...
Puis tout refait surface, les gens, l’orchestre, et la musique s’enfle de nouveau, tandis que Bono se détourne. Je reste là, vibrant, le sang au visage, avec cette érection douloureuse qui bat contre ma cuisse, les poings serrés, contractés. Alors, tout s’arrête, comme si l’on avait tourné un bouton. Le fond de la scène redevient blanc. Bono est passé de l’autre côté, et cette émotion qui faisait battre mon cœur, cette sensation étrange qui submergeait mon cerveau, tout s’évanouit, et me voilà plus désireux que jamais d’en savoir plus à propos de ce portefeuille Fisher dont Owen s’occupe. Cela m’apparaît vital, plus important que ce lien qui m’a attaché à Bono, et qui se défait peu à peu, s’efface. Je me tourne vers Paul Owen.
— Alors ? (Je hurle.) Comment ça va ?
— Tu vois les types, là-bas... Il désigne un groupe de machinistes, debout à l’extrémité du premier rang, du côté le plus éloigné, et qui scrutent la foule tout en échangeant des commentaires. « Ils se montraient du doigt Evelyn, Courtney et Ashley. »
— Qui sont-ils ? Ils ne sont pas de chez Oppenheimer ?
— Non, hurle Owen. Je crois que ce sont des accompagnateurs, ils cherchent des nanas pour les emmener en coulisses après, pour baiser avec les musiciens.
— Ah. Je me demandais s’ils n’étaient pas chez Barney.
— Non, hurle-t-il. On les appelle des rabatteurs.
— Mais comment peux-tu savoir ça ?
— Un de mes cousins est l’agent de All We Need of Hell, hurle-t-il.
— Ça m’énerve que tu saches ça, dis-je.
— Quoi ?
— Est-ce que tu t’occupes toujours du portefeuille Fisher ? Je hurle.
— Ouais. J’ai eu du pot, hein, Marcus ?
— C’est sûr. Comment as-tu fait ?
— Eh bien, je gérais déjà le portefeuille Ransom, et les choses se sont faites toutes seules. Il hausse les épaules d’un air d’impuissance, le saligaud, le faux cul. « Tu vois... »
— Ouah, fais-je.
— Ouais, hurle-t-il en réponse, puis il se tourne sur son siège et s’adresse à deux boudins du New Jersey, qui se passent un énorme joint d’un air imbécile, et dont l’une est drapée dans ce qui me semble bien être le drapeau irlandais. « Pourriez-vous éloigner un peu votre herbe de merde, je vous prie ? Ça pue. »
— J’en veux, fais-je, hurlant, le regard fixé sur la raie de ses cheveux, rectiligne, parfaite ; même son cuir chevelu est bronzé.
— Tu veux quoi ? hurle-t-il. De l’herbe ?
— Non. Rien, fais-je, hurlant, la gorge à vif, et je m’enfonce dans mon siège, les yeux fixés sur la scène sans la voir, mordant l’ongle de mon pouce, réduisant à néant la séance de manucure d’hier.
Dès que Evelyn et Ashley sont revenues, nous partons. Dans la limousine qui nous emporte à toute vitesse vers Manhattan, pour réserver au Brussels, on ouvre une autre bouteille de Cristal. Reagan est toujours à la télé. Evelyn et Ashley nous racontent que deux videurs les ont abordées près des lavabos des dames, insistant pour qu’elles les suivent en coulisses. Je leur explique qui ils étaient, et quel était leur rôle.
— Mon Dieu, fait Evelyn, le souffle coupé. Autrement dit, nous avons été rabattues ?
— Je parie que Bono a une petite queue, déclare Owen, le regard perdu au-dehors, derrière la vitre teintée. Irlandaise, quoi.
— Croyez-vous qu’il y avait un distributeur de billets, là-bas ? demande Luis.
— Ashley, crie Evelyn, tu as entendu ça ? Nous avons été rabattues !
— Comment sont mes cheveux ? fais-je.
— Encore un peu de Cristal ? demande Courtney à Luis.